Manon, 32 ans, a accouché à la maison de naissance Doumaia de Castres. Elle nous offre un texte superbe, la naissance de Sierra: une renaissance.
Dimanche 17 mars 2019. Je me réveille bougonne, empesantie, fatiguée, lassée. La grossesse n’est pas vraiment une partie de plaisir pour moi. J’ai hâte que ça se termine, honnêtement. Ce matin-là un petit plus que les autres.
Je pleure une bonne dose de frustration, d’épuisement, de douleurs aussi. Et puis je pleure mon enfance, ma jeunesse, mes responsabilités, ma nostalgie. Je pleure les êtres aimés que j’ai perdus. Les rêves inachevés et les désirs enfouis. Les vies brisées et les amours inachevées. Je pleure la douleur de vivre et la douceur d’aimer. Je pleure ma mère, je pleure les mères, je pleure les femmes. Je pleure des lignées de filles, de sœurs et de grands-mères. Je pleure aussi ma joie, ma curiosité, mon admiration et ma confiance. Je pleure ma gratitude et déverse à la Terre ce flot de larmes, dont je n’ai plus besoin. Je ne le sais pas encore, mais j’ai déjà synthétisé la force, la puissance et la sagesse ancestrales contenues dans ces transmissions. Les générations de femmes et de mères avant moi m’ont gracieusement fait don de la seule chose dont j’aurai besoin ce jour-là : la conscience de mon propre pouvoir.
Le cheminement de la grossesse est loin d’être un hasard. La machine à laver émotionnelle m’aura permis de me libérer, de nous libérer, ma fille et moi, mais aussi toutes les suivantes, de peurs, de schémas obsolètes, de dénis et de non-dits, d’angoisses et de préjugés. Cette distorsion du temps de 9 mois m’en aura déjà appris plus sur moi-même que mes 31 années de vie précédentes, et je n’étais pas au bout de mes surprises. La sensation d’avoir compté et en même temps laissé filer chaque seconde de ces 9 mois, comme suspendue dans une pesanteur assourdissante, obscure, remuante, renversante, absurde et sublime à la fois.
Comment décrire cette attente ? L’impatience terrifiante de rencontrer cet être qui grandit à l’intérieur de moi ? Qui habite mon corps plus que je ne l’ai jamais fait moi-même ? Comment décrire la sensation d’ « être » enceinte, comme un état inconnu qui s’installe. Un nouvel état physique, mental, psychique, émotionnel. Mais durable. Je m’endors enceinte, et à mon réveil je le suis encore. Sans possibilité de retour en arrière. Nuits sans sommeil et matins d’angoisse.
L’apprentissage, je ne le verrai qu’après. Un temps viendra, où j’accepterai de m’accorder du mérite pour le travail titanesque de ces 9 mois, à appréhender ce nouveau corps, gérer ces nouvelles sensations et émotions, à travailler l’adaptation au changement permanent, à abandonner certains vieux schémas tout en faisant de la place en moi et autour pour ce petit être qui arrive.
Mais ce matin du dimanche 17 mars, je ne vois pas encore tout ça. Je suis simplement fatiguée. Impatiente. Je hais de tout mon être les 10 jours qui nous séparent du terme. Je hais de toutes mes cellules les longues minutes d’attente, la lassitude. Alors je lui parle, à elle. Je lui dis ma lassitude, ma hâte de la rencontrer. Je lui explique que dehors c’est chouette aussi, que la vie sur cette planète est étonnante, surprenante et magique. Je lui raconte un peu de ce qui l’attend, de ce que j’ai tant envie de partager et d’expérimenter avec elle. Je lui dis que ça y est, je suis prête. Et il ne lui faudra que quelques heures pour me répondre qu’elle aussi. Nos âmes sont prêtes depuis des décennies, des millénaires, des vies. Mais ça, c’est le grand mystère, le x de l’équation qui ne fait sens pour aucun de nos cerveaux étroits. Nos cœurs le savent, c’est écrit quelque part dans le Grand Livre de l’Univers depuis l’Eternité.
Je finis par sortir de mon lit, j’attaque la journée lentement. Je me traîne mais profite de la douceur de l’air et passe un beau moment avec Alan, nos colocataires et la tribu d’animaux de la maison. La journée se déroule un peu comme toutes les autres. Et puis vers 15h je perds les eaux. C’est subit, en quelques minutes je comprends ce qu’il se passe. Je vais voir Alan au jardin et je lui dis. Il est tout chamboulé et s’emmêle les pinceaux, rate une pâte à crêpes et tourne en rond comme une fourmi désorientée. Il m’attendrit. Je préviens Delphine, ma sage-femme, elle me demande où en sont les contractions. Je lui décris. A ce moment-là elles sont très espacées et pas douloureuses du tout. Je prépare tout ce qu’il faut pour partir à la Maison de Naissance quand ce sera le moment. Je ne tiens pas en place, j’ai tant attendu cet instant. Tant de scénarios élaborés pendant 9 mois et tant d’incertitudes pourtant. Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend mais j’ai envie d’y courir. J’ai tissé mes ailes de courage, de la bienveillance de mes proches, de la confiance de mes sages-femmes, de la certitude que mon corps saura exactement ce qu’il doit faire le moment venu. Et surtout de la confiance aveugle en ma fille et en la perfection du timing divin. Tout est juste, Tout est parfait. Je suis confiante. J’ai bâti sans m’en rendre vraiment compte un empire de foi et d’amour. Et j’ai hâte. De savoir, de sentir, de comprendre et de vivre cette magie, cette folie de mettre un être au monde.
Nous arrivons vers 21h à Doumaïa, les contractions ont commencé à se manifester un peu plus en voiture. En arrivant, Delphine me fait un monitoring mais la machine marche mal et ça dure un peu. Tout va bien pour le bébé, moi je baigne dans un océan de licornes et de paillettes ! Il est 22h30 quand Delphine me propose de rester là pour la nuit même si je ne suis dilatée qu’à 1 cm. On s’installe dans la chambre, elle nous évite 45 min de route pour rentrer, je suis ravie. Elle me fait couler un bain et comme le travail a tout juste commencé en douceur, elle se dit qu’elle va aller dormir un peu, qu’on la rappelle si besoin.
Autant jusque-là les contractions ressemblaient à peine à des douleurs de règles, autant dans le bain c’est une autre histoire. Il est 23h30, je commence à ressentir les vagues qui débordent de la zone de l’utérus et du bas-ventre. J’ai mal aux jambes, au dos, j’ai la bougeotte et surtout j’ai chaud ! J’ai l’impression de cuire à la cocotte-minute, que mon sacrum va percer ma peau et sortir de mon dos. Je sors du bain, nue, soulagée. Alan ouvre les fenêtres, Clélia m’aide à accompagner les contractions avec le souffle. Quand je commence à vomir de douleur, elle appelle Delphine. Elle arrive une heure plus tard, il est 00h30 et je cherche une position qui me soulage. Je me sens comme un lion en cage. Je m’assois, me relève aussitôt, essaye de m’allonger, me roule sur le lit en râlant, me traîne par terre. Je bondis sur mes pieds, fais quelques pas, m’accroupis et me redresse. Une danse infernale, lancinante, répétitive, violente. Rien ne me soulage et j’ai la sensation qu’il fait chaud comme dans une fournaise. A partir de là, les contours de l’espace physique commencent à devenir flous jusqu’à s’effacer complètement. Je sens la présence de mes anges autour de moi. Ils sont trois : Alan, Delphine et Clélia. Dans cette folle épopée, je reviendrai vers eux de façon sporadique mais nécessaire comme un bateau revient au port s’ancrer pour mieux repartir. Ils sont mes phares dans la tempête. Alan est un roc au milieu du chaos, Delphine me répète comme un mantra « Tu es en train de le faire » quand je lui crie que je n’y arriverai pas. Clélia éponge ma sueur sans relâche avec un gant froid et capte mon regard en plongeant ses yeux dans les miens.
Et moi, je danse. Mon corps se dilate, se disperse, se condense puis explose en pixels dans la chaleur environnante. Je suis tour à tour chacune de mes cellules qui vibre, se déplie, se rétracte, se divise puis se calme. Je suis l’écho de mes cris sur les murs. Je suis les poils hérissés de tout mon corps, je suis l’énergie qui anime mes mouvements involontaires. Je suis le réflexe, je suis le mouvement, je suis la montée au ciel et la descente aux enfers. Je suis la folie même, la transe sauvage, la pulsion de vie. Je suis l’ADN, la création et l’anéantissement, le serpent qui mue. Je suis la transcendance, cet espace temporel et spirituel particulier qui m’isole de tous les autres et pourtant me connecte au grand Tout.
Je suis la chaleur, la brûlure, je fais corps avec elle. Elle me fait tourner la tête, je la danse, la repousse, l’épouse et la vomis. La douleur et l’intensité des contractions créent alors en moi cet espace indicible où je plonge pour m’ancrer. Je suis un papillon dans une tornade, mais mes ailes sont solides.
Mon corps est trop étroit pour contenir les vagues, mon esprit trop faible. J’ai la sensation de perdre les pédales, mais je ne perds pas pied cependant. Ma seule crainte, si j’en avais une, était de devenir folle en accouchant. J’ai découvert la puissance de conservation, de protection, de sauvegarde. Ma psyché et mon corps sont allés fouiller dans l’obscurité des bibliothèques mentales millénaires et dans les réflexes innés animaux la force nécessaire à cet effort physique et psychique digne d’un championnat du monde toutes disciplines confondues.
Alan et Delphine me le raconteront après parce que je ne m’en souviens pas, mais au moment du fameux « cap de désespérance », j’ai crié « j’en peux plus, les gars ! J’arrête, j’me casse ! », je suis allée me réfugier aux toilettes pour en ressortir moins d’une minute après en implorant l’aide des cieux et de tous les anges.
Sandrine, la deuxième sage-femme arrive vers 1h30. Tout est flou mais je me souviens très bien de cette sensation lorsqu’elle a passé la porte. Mon cerveau reptilien l’a analysée, scannée, étudiée en quelques millisecondes afin de déterminer si elle représentait un danger pour moi. Je me sens comme une panthère prête à bondir. Elle me sourit, je la laisse entrer, elle est dans mon camp.
Ensuite, il m’est difficile de relater avec exactitude l’heure qui a suivi tant j’ai été transportée entre ces mondes, la réalité matérielle de la chambre et du monde physique et cet espace infini, aliénant, sauvage, que j’avais ouvert quelque part entre moi et les trous noirs de l’univers. Cet espace qui existe à chaque naissance, lors de chaque accouchement et dans lequel ne voyagent que les futures mères et leurs bébés. Je suis entourée mais j’accouche seule. Je subis les contractions qui s’enchaînent à une vitesse délirante, je n’ai même pas quelques secondes pour souffler, le train s’emballe mais je tiens bon. Je lâche prise. Le réflexe de poussée me soulage et me tort, je sens que c’est bientôt la délivrance, elle et moi allons bientôt sortir de nos tunnels respectifs, je visualise autant que possible la lumière et en quelques poussées, debout, appuyée sur les avant-bras d’Alan, je te regarde atterrir dans les mains de Delphine, entière, parfaite, si présente et irréelle à la fois.
Il est 2h37, le raz de marée est fini. Elle est là, j’ai eu l’accouchement de mes rêves. Sans péridurale, en moins de 4h, comme à la maison, entourée de nos anges gardiens. Je souffle.
Je me souviens avoir eu mal encore jusqu’à la délivrance du placenta, avoir eu mal lors de la première tétée mais tout ça n’avait déjà plus d’importance. Je n’en revenais pas d’être revenue, là, au point de départ, dans cette chambre. J’avais traversé des océans, des mondes et des univers, pour être allongée là, avec elle, Sierra, dans mes bras.
J’aurais parié que le bonheur, la joie qui suivent allaient être démentiels, mais je n’aurais jamais pu, ne serait-ce qu’imaginer les hauteurs et profondeurs du voyage qui nous mèneraient là. Le calme après la tempête, le repos des guerrières.
J’ai ensuite pris mon temps les heures qui ont suivi, mon amoureux s’est endormi épuisé, Clélia aussi, j’ai nagé encore un peu dans cet état agréable d’apaisement, de complétude, presque exempt de douleur avant de sombrer. Delphine a fait de la paperasse, nous sommes partis dans l’après-midi. Le retour à la maison n’était qu’une continuité logique.
Tout était parfait. Comme je l’avais imaginé après l’accompagnement merveilleux de mes sages-femmes pendant ces 9 mois de grossesse. Comme une consécration, une célébration. Le lien que nous avons créé avec Delphine est un des plus beaux cadeaux liés à cette expérience.